As Nuvens V
Quand
il faisait très chaud, le vieux Krafft s’asseyait sous un arbre,
et il ne tardait pas à faire un petit somme. Alors Christophe
s’asseyait près de lui, sur un talus de pierres branlantes, sur
une borne, ou sur quelque haut siège bizarre et incommode; et il
balançait ses petites jambes, en chantonnant et en rêvassant. Ou
bien, il se couchait sur le dos, et regardait courir les nuages : ils
avaient l’air de boeufs, de géants, de chapeaux, de vieilles
dames, d’immenses paysages. Il causait tout bas avec eux ; il
s’intéressait au petit nuage, que le gros allait dévorer ; il
avait peur de ceux qui étaient très noirs, presque bleus, ou qui
couraient très vite. Il lui semblait qu’ils tenaient une place
énorme dans la vie ; et il était surpris que son grand-père et sa
mère n’y fissent pas attention. C’étaient de terribles êtres,
s’ils voulaient faire du mal. Heureusement, ils passaient,
bonasses, un peu grotesques, et ils ne s’arrêtaient pas. L’enfant
finissait par avoir le vertige de trop regarder, et il gigotait des
pieds et des mains, comme s’il allait tomber dans le ciel. Ses
paupières clignotaient, le sommeil le gagnait… Silence. Les
feuilles doucement frémissent et tremblent au soleil, une vapeur
légère passe dans l’air, les mouches indécises se balancent, en
ronflant comme un orgue ; les sauterelles ivres d’été crissent
avec une âpre allégresse : tout se tait… Sous la voûte des bois,
le cri du pivert a des timbres magiques. Au loin, dans la plaine, une
voix de paysan interpelle ses boeufs ; le sabot d’un cheval sonne
sur la route blanche. Les yeux de Christophe se ferment. Près de
lui, une fourmi chemine sur une branche morte en travers d’un
sillon. Il perd conscience… Des siècles ont passé. Il se
réveille. La fourmi n’a pas encore fini de traverser la brindille.
Romain
Rolland, Jean-Christophe
Sem comentários:
Enviar um comentário