La fenêtre de Christophe, mal fermée,
s’ouvrit avec fracas. Et le vent chaud entra. Christophe le reçut
en pleine face et sur sa poitrine nue. Il sauta du lit, la bouche
ouverte, suffoqué. C’était comme si dans son âme vide se ruait
le Dieu vivant. La Résurrection!… L’air entrait dans sa gorge,
le flot de vie nouvelle le pénétrait jusqu’aux entrailles. Il se
sentait éclater, il voulait crier, crier de douleur et de joie ; et
il ne sortait de sa bouche que des sons inarticulés. Il trébuchait,
il frappait les murs de ses bras, au milieu des papiers que l’ouragan
faisait voler. Il s’abattit, au milieu de la chambre, en criant:
*
– Ô toi, toi. Tu es enfin revenu!
– Tu es revenu, tu es revenu ! Ô toi,
que j’avais perdu!… Pourquoi m’as-tu abandonné ?
– Pour accomplir ma tâche, que tu as
abandonnée.
– Quelle tâche ?
– Combattre.
– Qu’as-tu besoin de combattre ?
N’es-tu pas le maître de tout ?
– Je ne suis pas le maître.
– N’es-tu pas Tout ce qui Est ?
– Je ne suis pas tout ce qui est. Je
suis la Vie qui combat le Néant. Je ne suis pas le Néant. Je suis
le Feu qui brûle dans la Nuit. Je ne suis pas la Nuit. Je suis le
Combat éternel ; et nul destin éternel ne plane sur le combat. Je
suis la Volonté libre, qui lutte éternellement. Lutte et brûle
avec moi.
– Je suis vaincu. Je ne suis plus bon
à rien.
– Tu es vaincu ? Tout te semble perdu
? D’autres seront vainqueurs. Ne pense pas à toi, pense à ton
armée.
– Je suis seul, je n’ai que moi, et
je n’ai pas d’armée.
– Tu n’es pas seul, et tu n’es pas
à toi. Tu es une de mes voix, tu es un de mes bras. Parle et frappe
pour moi. Mais si le bras est rompu, si la voix est brisée, moi, je
reste debout ; je combats par d’autres voix, d’autres bras que
les tiens. Vaincu, tu fais partie de l’armée qui n’est jamais
vaincue. Souviens-toi, et tu vaincras jusque dans ta mort.
– Seigneur, je souffre tant !
– Crois-tu que je ne souffre pas aussi
! Depuis les siècles, la mort me traque et le néant me guette. Ce
n’est qu’à coups de victoires que je me fraie le chemin. Le
fleuve de la vie est rouge de mon sang.
– Combattre, toujours combattre ?
– Il faut toujours combattre. Dieu
combat, lui aussi. Dieu est conquérant. Il est un lion qui dévore.
Le néant l’enserre, et Dieu le terrasse. Et le rythme du combat
fait l’harmonie suprême. Cette harmonie n’est pas pour tes
oreilles mortelles. Il suffit que tu saches qu’elle existe. Fais ton
devoir en paix, et laisse faire aux Dieux.
– Je n’ai plus de forces.
– Chante pour ceux qui sont forts.
– Ma voix est brisée.
– Prie.
– Mon coeur est souillé.
– Arrache-le. Prends le mien.
– Seigneur, ce n’est rien de
s’oublier soi-même, de rejeter son âme morte. Mais puis-je
rejeter mes morts, puis-je oublier mes aimés?
– Abandonne-les, morts, avec ton âme
morte. Tu les retrouveras, vivants, avec mon âme vivante.
– Ô toi qui m’as laissé, me
laisseras-tu encore ?
– Je te laisserai encore. N’en doute
point. C’est à toi de ne me plus laisser.
– Mais si ma vie s’éteint ?
– Allumes-en d’autres.
– Si la mort est en moi ?
– La vie est ailleurs. Va, ouvre-lui
tes portes. Insensé, qui t’enfermes dans ta maison en ruines !
Sors de toi. Il est d’autres demeures.
– Ô vie, ô vie ! Je vois… Je te
cherchais, en moi, dans mon âme vide et close. Mon âme se brise ;
par les fenêtres de mes blessures, l’air afflue ; je respire, je
te retrouve, ô vie !…
– Je te retrouve… Tais-toi, et
écoute.
*
Et Christophe entendit, comme un murmure
de source, le chant de la vie qui remontait en lui. Penché sur le
bord de sa fenêtre, il vit la forêt, morte hier, qui dans le vent
et le soleil bouillonnait, soulevée comme la mer. Sur l’échine
des arbres, des vagues de vent, frissons de joie, passaient ; et les
branches ployées tendaient leurs bras d’extase vers le ciel
éclatant. Et le torrent sonnait comme un rire de cloche. Le même
paysage, hier dans le tombeau, était ressuscité ; la vie venait d’y
rentrer, en même temps que l’amour dans le coeur de Christophe.
Miracle de l’âme que la grâce a touchée ! Elle se réveille à
la vie ! Et tout revit autour d’elle. Le coeur se remet à battre.
Les fontaines taries recommencent à couler.
Et Christophe rentra dans la bataille
divine… Comme ses propres combats, comme les combats des hommes se
perdent au milieu de cette mêlée gigantesque, où pleuvent les
soleils comme des flocons de neige que l’ouragan balaie !… Il
avait dépouillé son âme. Ainsi que dans ces rêves suspendus dans
l’espace, il planait au-dessus de lui-même, il se voyait d’en
haut, dans l’ensemble des choses ; et, d’un regard, lui apparut
le sens de ses souffrances. Ses luttes faisaient partie du grand
combat des mondes. Sa déroute était un épisode, aussitôt réparé.
Il combattait pour tous, tous combattaient pour lui. Ils partageaient
ses peines, il partageait leur gloire.
– « Compagnons, ennemis, marchez,
piétinez-moi, que je sente sur mon corps passer les roues des canons
qui vaincront! Je ne pense pas au fer qui me laboure la chair, je ne
pense pas au pied qui me foule la tête, je pense à mon Vengeur, au
Maître, au Chef de l’innombrable armée. Mon sang est le ciment de
sa victoire future… »
Dieu n’était pas pour lui le Créateur
impassible, le Néron qui contemple, du haut de sa tour d’airain,
l’incendie de la Ville que lui-même alluma. Dieu souffre. Dieu
combat. Avec ceux qui combattent et pour tous ceux qui souffrent. Car
il est la Vie, la goutte de lumière qui, tombée dans la nuit,
s’étend et boit la nuit. Mais la nuit est sans bornes, et le
combat divin ne s’arrête jamais ; et nul ne peut savoir quelle en
sera l’issue. Symphonie héroïque, où les dissonances même qui
se heurtent et se mêlent forment un concert serein ! Comme la forêt
de hêtres qui livre dans le silence des combats furieux, ainsi la
Vie guerroie dans l’éternelle paix.
Ces combats, cette paix, résonnaient
dans Christophe. Il était un coquillage où l’océan bruit. Des
appels de trompettes, des rafales de sons, des cris d’épopées
passaient sur l’envolée de rythmes souverains. Car tout se muait
en sons dans cette âme sonore. Elle chantait la lumière. Elle
chantait la nuit. Et la vie. Et la mort. Pour ceux qui étaient
vainqueurs. Pour lui même, vaincu. Elle chantait. Tout chantait.
Elle n’était plus que chant.
Comme les pluies de printemps, les
torrents de musique s’engouffraient dans ce sol crevassé par
l’hiver. Hontes, chagrins, amertumes, révélaient à présent leur
mystérieuse mission: elles avaient décomposé la terre, et elles
l’avaient fertilisée; le soc de la douleur, en déchirant le
coeur, avait ouvert de nouvelles sources de vie. La lande
refleurissait. Mais ce n’étaient plus les fleurs de l’autre
printemps. Une autre âme était née.
Romain Rolland, Jean-Christophe
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