domingo, 3 de janeiro de 2016

La fenêtre de Christophe, mal fermée, s’ouvrit avec fracas. Et le vent chaud entra. Christophe le reçut en pleine face et sur sa poitrine nue. Il sauta du lit, la bouche ouverte, suffoqué. C’était comme si dans son âme vide se ruait le Dieu vivant. La Résurrection!… L’air entrait dans sa gorge, le flot de vie nouvelle le pénétrait jusqu’aux entrailles. Il se sentait éclater, il voulait crier, crier de douleur et de joie ; et il ne sortait de sa bouche que des sons inarticulés. Il trébuchait, il frappait les murs de ses bras, au milieu des papiers que l’ouragan faisait voler. Il s’abattit, au milieu de la chambre, en criant:
*
Ô toi, toi. Tu es enfin revenu!
Tu es revenu, tu es revenu ! Ô toi, que j’avais perdu!… Pourquoi m’as-tu abandonné ?
Pour accomplir ma tâche, que tu as abandonnée.
Quelle tâche ?
Combattre.
Qu’as-tu besoin de combattre ? N’es-tu pas le maître de tout ?
Je ne suis pas le maître.
N’es-tu pas Tout ce qui Est ?
Je ne suis pas tout ce qui est. Je suis la Vie qui combat le Néant. Je ne suis pas le Néant. Je suis le Feu qui brûle dans la Nuit. Je ne suis pas la Nuit. Je suis le Combat éternel ; et nul destin éternel ne plane sur le combat. Je suis la Volonté libre, qui lutte éternellement. Lutte et brûle avec moi.
Je suis vaincu. Je ne suis plus bon à rien.
Tu es vaincu ? Tout te semble perdu ? D’autres seront vainqueurs. Ne pense pas à toi, pense à ton armée.
Je suis seul, je n’ai que moi, et je n’ai pas d’armée.
Tu n’es pas seul, et tu n’es pas à toi. Tu es une de mes voix, tu es un de mes bras. Parle et frappe pour moi. Mais si le bras est rompu, si la voix est brisée, moi, je reste debout ; je combats par d’autres voix, d’autres bras que les tiens. Vaincu, tu fais partie de l’armée qui n’est jamais vaincue. Souviens-toi, et tu vaincras jusque dans ta mort.
Seigneur, je souffre tant !
Crois-tu que je ne souffre pas aussi ! Depuis les siècles, la mort me traque et le néant me guette. Ce n’est qu’à coups de victoires que je me fraie le chemin. Le fleuve de la vie est rouge de mon sang.
Combattre, toujours combattre ?
Il faut toujours combattre. Dieu combat, lui aussi. Dieu est conquérant. Il est un lion qui dévore. Le néant l’enserre, et Dieu le terrasse. Et le rythme du combat fait l’harmonie suprême. Cette harmonie n’est pas pour tes oreilles mortelles. Il suffit que tu saches qu’elle existe. Fais ton devoir en paix, et laisse faire aux Dieux.
Je n’ai plus de forces.
Chante pour ceux qui sont forts.
Ma voix est brisée.
Prie.
Mon coeur est souillé.
Arrache-le. Prends le mien.
Seigneur, ce n’est rien de s’oublier soi-même, de rejeter son âme morte. Mais puis-je rejeter mes morts, puis-je oublier mes aimés?
Abandonne-les, morts, avec ton âme morte. Tu les retrouveras, vivants, avec mon âme vivante.
Ô toi qui m’as laissé, me laisseras-tu encore ?
Je te laisserai encore. N’en doute point. C’est à toi de ne me plus laisser.
Mais si ma vie s’éteint ?
Allumes-en d’autres.
Si la mort est en moi ?
La vie est ailleurs. Va, ouvre-lui tes portes. Insensé, qui t’enfermes dans ta maison en ruines ! Sors de toi. Il est d’autres demeures.
Ô vie, ô vie ! Je vois… Je te cherchais, en moi, dans mon âme vide et close. Mon âme se brise ; par les fenêtres de mes blessures, l’air afflue ; je respire, je te retrouve, ô vie !…
Je te retrouve… Tais-toi, et écoute.
*
Et Christophe entendit, comme un murmure de source, le chant de la vie qui remontait en lui. Penché sur le bord de sa fenêtre, il vit la forêt, morte hier, qui dans le vent et le soleil bouillonnait, soulevée comme la mer. Sur l’échine des arbres, des vagues de vent, frissons de joie, passaient ; et les branches ployées tendaient leurs bras d’extase vers le ciel éclatant. Et le torrent sonnait comme un rire de cloche. Le même paysage, hier dans le tombeau, était ressuscité ; la vie venait d’y rentrer, en même temps que l’amour dans le coeur de Christophe. Miracle de l’âme que la grâce a touchée ! Elle se réveille à la vie ! Et tout revit autour d’elle. Le coeur se remet à battre. Les fontaines taries recommencent à couler.

Et Christophe rentra dans la bataille divine… Comme ses propres combats, comme les combats des hommes se perdent au milieu de cette mêlée gigantesque, où pleuvent les soleils comme des flocons de neige que l’ouragan balaie !… Il avait dépouillé son âme. Ainsi que dans ces rêves suspendus dans l’espace, il planait au-dessus de lui-même, il se voyait d’en haut, dans l’ensemble des choses ; et, d’un regard, lui apparut le sens de ses souffrances. Ses luttes faisaient partie du grand combat des mondes. Sa déroute était un épisode, aussitôt réparé. Il combattait pour tous, tous combattaient pour lui. Ils partageaient ses peines, il  partageait leur gloire.

« Compagnons, ennemis, marchez, piétinez-moi, que je sente sur mon corps passer les roues des canons qui vaincront! Je ne pense pas au fer qui me laboure la chair, je ne pense pas au pied qui me foule la tête, je pense à mon Vengeur, au Maître, au Chef de l’innombrable armée. Mon sang est le ciment de sa victoire future… »

Dieu n’était pas pour lui le Créateur impassible, le Néron qui contemple, du haut de sa tour d’airain, l’incendie de la Ville que lui-même alluma. Dieu souffre. Dieu combat. Avec ceux qui combattent et pour tous ceux qui souffrent. Car il est la Vie, la goutte de lumière qui, tombée dans la nuit, s’étend et boit la nuit. Mais la nuit est sans bornes, et le combat divin ne s’arrête jamais ; et nul ne peut savoir quelle en sera l’issue. Symphonie héroïque, où les dissonances même qui se heurtent et se mêlent forment un concert serein ! Comme la forêt de hêtres qui livre dans le silence des combats furieux, ainsi la Vie guerroie dans l’éternelle paix.

Ces combats, cette paix, résonnaient dans Christophe. Il était un coquillage où l’océan bruit. Des appels de trompettes, des rafales de sons, des cris d’épopées passaient sur l’envolée de rythmes souverains. Car tout se muait en sons dans cette âme sonore. Elle chantait la lumière. Elle chantait la nuit. Et la vie. Et la mort. Pour ceux qui étaient vainqueurs. Pour lui même, vaincu. Elle chantait. Tout chantait. Elle n’était plus que chant.

Comme les pluies de printemps, les torrents de musique s’engouffraient dans ce sol crevassé par l’hiver. Hontes, chagrins, amertumes, révélaient à présent leur mystérieuse mission: elles avaient décomposé la terre, et elles l’avaient fertilisée; le soc de la douleur, en déchirant le coeur, avait ouvert de nouvelles sources de vie. La lande refleurissait. Mais ce n’étaient plus les fleurs de l’autre printemps. Une autre âme était née.

Elle naissait à chaque instant. Car elle n’était pas encore ossifiée, comme les âmes parvenues au terme de leur croissance, les âmes qui vont mourir. Elle n’était pas la statue, mais le métal en fusion. Chaque seconde faisait d’elle un nouvel univers. Christophe ne songeait pas à fixer ses limites. Il s’abandonnait à cette joie de l’homme qui, rejetant derrière lui le poids de son passé, part pour un long voyage, le sang jeune, le coeur libre, et aspire l’air marin, et croit que le voyage n’aura jamais de fin. Il était repris par la force créatrice qui coule dans le monde ; et la richesse du monde le remplissait d’extase. Il aimait, il était son prochain comme lui-même. Et tout lui était « prochain », de l’herbe qu’il foulait à la main qu’il serrait. Un arbre, l’ombre d’un nuage sur la montagne, l’haleine des prairies, la ruche du ciel nocturne, bourdonnante des essaims de soleils… c’était un tourbillon de sang… Il ne cherchait pas à parler, ni penser… Rire, pleurer, se fondre dans cette merveille vivante!… Écrire, pourquoi écrire ? Est-ce qu’on peut écrire l’indicible ?… Mais que cela fut possible ou non, il fallait qu’il écrivît. C’était sa loi. Les idées le frappaient, par éclairs, en quelque lieu qu’il fût. Impossible d’attendre. Alors, il écrivait, avec n’importe quoi, sur n’importe quoi ; et il eût été incapable souvent de dire ce que signifiaient ces phrases qui jaillissaient de lui ; et voici que pendant qu’il écrivait, d’autres idées lui venaient, d’autres… il écrivait, il écrivait sur ses manches de chemise, sur la coiffe de son chapeau ; si vite qu’il écrivît, sa pensée allait plus vite...
Romain Rolland, Jean-Christophe

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