sábado, 9 de janeiro de 2016

L’incendie qui couvait dans la forêt d’Europe commençait à flamber. On avait beau l’éteindre, ici ; plus loin, il se rallumait; avec des tourbillons de fumée et une pluie d’étincelles, il sautait d’un point à l’autre et brûlait les broussailles sèches. À l’Orient,
déjà, des combats d’avant-garde préludaient à la grande Guerre des Nations (1). L’Europe entière, l’Europe hier encore sceptique et apathique, comme un bois mort, était la proie du feu. Le désir du combat possédait toutes les âmes. À tout instant, la guerre était sur le point d’éclater. On l’étouffait, elle renaissait. Le prétexte le plus futile lui était un aliment. Le monde se sentait à la merci d’un hasard, qui déchaînerait la mêlée. Il attendait. Sur les plus pacifiques pesait le sentiment de la nécessité. Et des idéologues, s’abritant sous l’ombre massive du cyclope Proudhon, célébraient dans la guerre le plus beau titre de noblesse del’homme…

C’était donc à cela que devait aboutir la résurrection physique et morale des races d’Occident! C’était à ces boucheries que les précipitaient les courants d’action et de foi passionnées! Seul, un génie napoléonien eût pu fixer à cette course aveugle un but prévu et choisi. Mais de génie d’action, il n’y en avait nulle part, en Europe. On eût dit que le monde eût, pour le gouverner, fait choix des plus médiocres. La force de l’esprit humain était ailleurs. – Alors, il ne restait plus qu’à s’en remettre à la pente qui vous entraîne. Ainsi faisaient gouvernants et gouvernés. L’Europe offrait l’aspect d’une vaste veillée d’armes.

Christophe se souvenait d’une veillée analogue, où il avait près de lui le visage anxieux d’Olivier. Mais les menaces de guerre n’avaient été, dans ce temps, qu’un nuage orageux qui passe. À présent, elles couvraient de leur ombre toute l’Europe. Et le coeur de Christophe, aussi, avait changé. À ces haines de nations, il ne pouvait plus prendre part. Il se trouvait dans l’état d’esprit de Goethe, en 1813. Comment combattre sans haine? Et comment haïr, sans jeunesse? La zone de la haine était désormais passée. De ces grands peuples rivaux, lequel lui était le moins cher? Il avait appris à connaître leurs mérites à tous, et ce que le monde leur devait. Quand on est parvenu à un certain degré de l’âme, «on ne connaît plus de nations, on ressent le bonheur ou le malheur des peuples voisins, comme le sien propre». Les nuées d’orage sont à vos pieds. Autour de soi, on n’a plus que le ciel, – «tout le ciel, qui appartient à l’aigle».

Quelquefois, cependant, Christophe était gêné par l’hostilité ambiante. On lui faisait trop sentir, à Paris, qu’il était de la race ennemie; même son cher Georges ne résistait pas au plaisir d’exprimer devant lui des sentiments sur l’Allemagne, qui l’attristaient. Alors, il s’éloignait; il prenait pour prétexte le désir qu’il avait de revoir la fille de Grazia ; il allait, pour quelque temps, à Rome. Mais il n’y trouvait pas un milieu plus serein. La grande peste d’orgueil nationaliste s’était répandue là. Elle avait transformé le caractère italien. Ces gens, que Christophe avait connu indifférents et indolents, ne rêvaient plus que de gloire militaire, de combats, de conquêtes, d’aigles romaines volant sur les sables de Libye; ils se croyaient revenus aux temps des Empereurs. L’admirable était que, de la meilleure foi du monde, les partis d’opposition, socialistes, cléricaux, aussi bien que monarchistes, partageaient ce délire, sans croire le moins du monde être infidèles à leur cause. C’est là qu’on voit le peu que pèsent la politique et la raison humaine, quand soufflent sur les peuples les grandes passions épidémiques. Celles-ci ne se donnent même pas la peine de supprimer les passions individuelles; elles les utilisent: tout converge au même but. Aux époques d’action, il en fut toujours ainsi. (...) Dans les prochaines guerres, internationalistes et pacifistes feront sans doute le coup de feu, en étant convaincus, comme leurs aïeux de la Convention, que c’est pour le bien des peuples et le triomphe de la paix !…
(1) Publicado em 1912
Romain Rolland, Jean-Christophe

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